1. Des préalables
Tout d’abord il est nécessaire de prendre conscience de plusieurs préalables. Ils nous permettent de penser ensemble des propositions pour soutenir la fragilité et espérer « passer le gué ». Ils sont comme des prérequis pour avoir le matériel nécessaire à la traversée des échecs ou/et des situations douloureuses et limites que rencontrent les familles.

Un premier préalable : les trois dimensions de l’existence.

L’humain est construit par au moins trois dimensions – en dehors des besoins
faussement appelés « physiques » :
Tout d’abord la relation personnelle, affective, d’intimité. Autrement dit ses amours : vie amoureuse, liens familiaux et amicaux, ce qui relève de liens électifs, choisis.

Ensuite, la reconnaissance sociale : celle-ci est le plus souvent – et profondément – donnée par le travail. Mais c’est aussi le cas des engagements associatifs, culturels, politiques, ecclésiaux bien sûr. Il s’agit là d’un second cercle, non plus d’intimes ou de proches comme dans le premier cercle, mais de relations connues qui manifestent leurs reconnaissances de ce
que j’effectue pour le bien commun.

Et enfin, troisième dimension trop souvent oubliée par nos sociétés, le sens donné à son existence. Quelle orientation puis-je donner à ma vie, à celle de mon couple et de ma famille ? Suis-je pris dans des fatalités qui m’emportent ou ai-je encore assez d’espace pour dessiner cette orientation, cette inflexion – qui n’est pas maîtrise du monde. Pas même de mon monde. Mais le sens c’est encore la signification que je peux construire à la vie qui est la vie, à ce qui arrive à l’existence ; signification d’une parole et d’une confiance redonnées, ou au contraire d’un sentiment de trahison. Et enfin le sens c’est le goût. Quel est le goût de ma vie et de notre vie. Il est des goûts amers parfois. Mais puis-je aussi sentir reconnaître que la vie à du goût, celui qui donne envie de vivre, d’aimer, de croire, d’espérer.

La place de la foi se situe là bien sûr. Au cœur de cette dimension du sens. Sans pour autant l’épuiser ni être un réservoir qui comblerait tous les non-sens. La question du sens habite, traverse, tout ce que je vis. Elle relève d’une forme de transcendance ; y compris si nous ne la nommons pas Dieu. Tout humain déborde ce que j’en perçois et ce qu’il comprend de lui-même.

Second préalable :

Des conflits traversent toujours nos vies.
Le conflit est inhérent à l’existence humaine. Non qu’il faille se battre sans cesse avec soi-même ou d’autres. Mais nous ne pouvons penser la vie humaine, a fortiori la vie à deux ou plus, sans cette dimension qui manifeste aussi la puissance de la vie vivante. Car le conflit premier est celui de la force de vivre contre la mort. Grandir demande de prendre des risques : tomber, quitter ses parents, ne plus avoir une réponse immédiate à nos besoins... plutôt que de mourir en refusant de grandir. Si cela nous parait aller de soi, ce n’est pas si sûr dans le psychisme de chacun. Conflit [1] aussi et ô combien quand devant le deuil d’un proche il nous faut mobiliser toute notre force, tout notre amour, pour ne pas sombrer aussi et rester là. Pour quitter le tombeau et nous en retourner vers la vie, sans pour autant oublier celui ou celle que nous avons aimé et aimons toujours, autrement. La tranquillité n’est guère de ce monde. Par contre, une direction est bien recherchée, au cœur de ces conflits, de ces ruptures qui traversent inévitablement nos vies : devenir plus unifiés. Pouvoir se reconnaître. Pas à pas accueillir tout de soi-même, ombres et lumières. De même que, chaotiquement peut-être, pouvoir recueillir tout de sa vie avec l’autre, de sa vie en famille : les heures heureuses comme les jours plus sombres.

Troisième préalable : du « pain » pour la route, en quelque sorte

Pour faire face aux difficultés, à des souffrances, à des échecs, des nécessités anthropologiques doivent être honorées :
 Que circulent entre les membres des paroles qui font du bien. Non de pieux – ou pas d’ailleurs – mensonges. Mais véritables des paroles et des manières de vivre qui signifient que nous souhaitons du bien pour la vie de l’autre, et avec lui. Une parole qui est là pour construire, témoigner d’une sécurité du lien.
 Une parole aussi marquée par la pudeur. Comme la vie tout entière dont la vie amoureuse et sexuelle. Non pour cacher. Mais parce que prendre soin de l’autre c’est refuser la transparence, que tout soit dit, pas plus que montré. Non seulement il est indispensable de protéger les siens, spécialement ses enfants, mais la pudeur est le langage de l’amour et de la tendresse. Celui du temps long. Il ne faut pas la confondre avec une fausse pudeur qui ne voudrait pas nommer les choses.
 La quête du vrai. Comment espérer vivre ensemble sans ce désir ? Mais la vérité ne vient pas d’un coup. Elle se cherche ensemble, se reconnaît et se nomme peu à peu. Y compris celle de notre foi. La vérité d’un amour ne se fait pas sans l’autre, sans le lent travail de la parole et de la confiance apprivoisées jour après jour. Sans reconnaître les zones d’incompréhension, de malentendu.
 Enfin le consentement à l’ambiguïté de l’histoire. Nos histoires d’amour, nos tentatives d’éduquer au mieux nos enfants, de construire une vie qui ait du sens, tout cela ne se fait pas dans une clarté sans nuance. Importe alors d’accéder à la reconnaissance de l’ambiguïté de nos histoires personnelles comme familiales. Comment dire que l’éducation donnée à nos enfants serait absolument bonne, sans aucune incertitude ? L’ambiguïté est une marque de fabrique humaine. Elle vient dire la noblesse de l’humain qui cherche à faire le meilleur, au cœur de l’opacité sa vie. Rappelons que le christianisme est familier de cette dimension. En effet les évangiles nous raconte un Dieu fait homme : scandale absolu – ambiguïté insoutenable — pour les témoins croyants – juifs – de l’époque. Un Dieu qui annonce que les prostituées nous précéderont dans le Royaume. Et qui naît dans le cœur de la nuit, celle de la paix et pourtant en ce moment même des milliers d’enfants innocents seront mis à mort. Une ambiguïté qu’il ne faut pas trop vite associer au péché. La vie chrétienne désire la sainteté : vivre en Dieu, aimer comme Jésus aime. Et non une pureté, une manière de vivre qui serait sans ombre, transparence et sans mélange aucun.

2. La place de la foi

Tout d’abord elle n’est pas là pour guérir. Elle ne guérit pas nos fragilités, les échecs de nos histoires d’aimer. Elle fait mieux : elle sauve. Elle annonce un indéfectible compagnon pour toutes les circonstances de l’existence, Celui qui ne se désistera jamais, quoiqu’il nous arrive et quoique nous fassions.

Sa grande force est de consolider, de donner une profondeur singulière à toute les dimensions de notre vie en famille. Chaque échec menace les deux niveaux qui ne sont pas d’emblée concernés. Il suffit ici de faire venir à notre mémoire ces visages de proches et qui, à partir d’un échec professionnel ou amoureux ont « dégringolé la pente » et se sont retrouvés dans des situations de grande précarité en quelques mois. Notre question est alors, à titre préventif ; que faisons-nous, à notre mesure, pour que chaque plan, affectif, social, de sens, soit sans cesse vivant, renouvelé, et par là même confirmé ? Par exemple devant une perte d’emploi, comment avons nous précédemment construit nos vies afin que de leur donner du sens et nos relations de proximité afin qu’elles soient les plus heureuses et fécondes ? Quand survient l’échec, faire appels à ces appuis pour y saisir la force d’endosser l’événement puis peu à peu, pas à pas, douloureusement sans doute, mais malgré tout trouver de quoi repartir. La foi n’est pas un médicament. Elle ne compense pas une perte, quelle qu’elle soit. Mais elle propose une conversation intérieure avec le Dieu qui sauve et qui aime, par la prière, la lecture de la Parole et d’une autre façon par les sacrements de l’Eglise. Une conversation « extérieure » aussi par la communauté chrétienne à laquelle je suis attachée.

Mais ici une place particulière doit être faite aux familles recomposées et donc aux couples divorcés remariés, chrétiens. En effet ils peuvent avoir le sentiment légitime de vivre une « double peine », puisque l’Eglise leur interdit l’accès au sacrement qui fait vivre par excellence, l’eucharistie. Je crois qu’il ne faut surtout pas nier cette douleur et bien souvent cette incompréhension. La place de la communauté est alors essentielle. Comment va-t-elle manifester sa proximité ? La reconnaissance humaine, éthique, croyante, qu’elle leur accorde ? Par quelles médiations concrètes, palpables, dit-elle que ces familles ont aussi leurs places dans la communauté. Nous ne pouvons modifier la loi de l’Eglise. Mais il nous revient d’être son visage de proximité, de soutien, de gratitude même pour la vie et la foi que ces couples partagent et offrent.

La foi ne comble pas ce qui vient à manquer. Mais elle soutient la marche, et par le Christ, raconte ce qu’est une vie vraiment humaine. Non d’abord celle de la performance et du culte de l’autonomie, mais celle d’une fragilité aimée et de la solidarité. Elle offre un repos : auprès du bon Pasteur, du seul maître qui se fait serviteur. Là où tous nos masques peuvent tomber sans crainte.

3. La famille, pour le pire et pour le meilleur

Le pire...
Le pire dans la vie des familles, c’est de donner la première place aux apparences, aux faux semblants, aux « il faut sauver la face ». C’est aussi une bien mauvaise naïveté qui saisit parfois les milieux catholiques et qui fait croire à des parents par exemple que « cela ne peut arriver chez nous » : la drogue, le mal-être d’un enfant, les tragédies de la confusion telles les climats incestueux, l’inceste... Ou encore un tel culte de la vie réussie qu’il n’y a pas de place pour l’échec, l’inquiétude, la tristesse, l’ennui. Le pire c’est encore une fermeture sur soi, son milieu : n’être qu’entre soi, avec d’autres familles qui me ressemble. En apparence au moins. Quand la famille alors, au lieu de donner de quoi partir en ce monde, replie sur soi, sur son petit monde et pense la société comme un ennemi dont il faut se défendre.
Mais il y a aussi le meilleur...
Il se pressent dans la place des solidarités : intergénérationnelle comme du sein d’une même génération. Une solidarité qui face aux turbulences affectives, sociales, spirituelles, que peut traverser une famille, est au delà d’une réflexe « corporatif ». En ce lieu se dit que la famille est plus que le seul lien du sang. La solidarité vient du fait de la vie commune, d’être engagé sur un même bateau. Et non de liens consanguins. Ainsi les familles recomposées peuvent-elles heureusement vivre et témoigner de la même force du lien, de l’attention. A travers cela se redit qu’un des spécifiques des familles humaines est justement de ne pas être fondé sur le seul référent biologique, mais au moins autant et sans doute davantage, sur la force de l’amour partagé, du don, des joies et des douleurs, des projets bâtis ensemble.

De la même façon un amour sans condition se conjugue en familles. Il faut nuancer ce propos de par les problèmes conjugaux, mais entre parents – y compris « beaux-parents » – et enfants, c’est bien de cela dont il s’agit. Et plus largement ceux et celles qui participent de la charge de parentalité : parrains, marraines, grands parents, etc. Le meilleur c’est encore l’art d’aimer qui donne à l’enfant de croire en sa vie et en son avenir. Et donc de pouvoir la vivre sans trop de craintes. En tout cas sans celle d’être délaissé. Aimer sans contraindre, aimer sans retenir vers soi. Autant de caractéristiques du bon amour, dont nous savons combien il n’est pas facile de correspondre. Mais il s’agit d’orientation, d’inflexion de la manière d’aimer ses enfants. Et non de perfection. Elles permettent à ceux-ci de pouvoir se risquer dans leur propre avenir et à sa nécessaire créativité, non sans conflits souvent. Si la famille n’est pas la seule institution qui permette cela – l’école y participe aussi ou toute situation éducative comme le sport — elle est néanmoins le pilier. Ce qui s’inscrit le plus profondément.

Dans le même ordre d’idée, de part ce climat de sécurité, la famille permet à chaque membre, non sans difficultés parfois, de faire face à la solitude nécessaire à la construction de son identité comme à son maintien. Ainsi s’agit-il que chaque membre puisse jouir de son propre espace où il peut « vaquer » à lui-même, habiter en lui-même. Exigence pour être au plus vrai avec les autres. Nécessité qui oblige, en principe, à se parler, à laisser place, à offrir une place singulière, bref à être attentif à soi et à chacun.

Enfin, le meilleur c’est après tout et avant tout d’apprendre à parler plutôt qu’à cogner ou fuir. Parler pour se comprendre et se faire comprendre, pour laisser place à la parole de l’autre. Parler pour donner des mots à ses sentiments, ses émotions, ses craintes, ses questions. Creuset essentiel pour les enfants et leurs avenirs en société. Creuset essentiel pour qu’ils puissent à leurs tours aimer et construire une conjugalité, une famille, des amours différenciés. Creuset essentiel aussi pour les adultes car nous n’en finissons pas d’apprendre à nous connaître, à oser et pouvoir nommer ce qui nous arrive. Chacun connaît les ravages produits par les mots interdits, ou les mots inconnus.

En toutes ces manières, partielles, de nommer le pire et le meilleur des familles, toutes sont concernées. Aucune ne serait à l’abri du pire. Mais aucune non plus n’est exclue du meilleur, quelque que soit sa situation.

Ouverture
Laissez-moi conclure par une figure évangélique : celle de Lazare dans l’évangile de Jean. Jésus vient et dit à son ami Lazare, après fait enlevé la pierre et sachant qu’il est mort depuis trois jours : « Sors dehors ». Tu peux revenir de l’ombre de la mort, sortir au grand jour. Ne plus être exclu du monde des vivants. Injonction d’amour qui le somme de retrouver les siens, sa communauté. Mais aussitôt Jésus ajoute, en direction des proches de Lazare : « déliez-le et laissez-le aller. « C’est-à-dire, ôtez-lui ce qui le rattache encore à la mort et puis laisse le à sa liberté. Rendez-lui de l’air !
Lazare retrouve la vie, celles qu’il aime : ses sœurs, et tous les siens. Mais en même temps il s’agit de ne pas faire comme si rien ne s’était passé. Aussi faut-il lui rendre l’espace pour vivre et aller à lui-même.

A nos modestes mesures c’est ce que nous pouvons nous offrir les uns aux autres, en toutes situations familiales, dans les contextes difficiles. Mais encore dans l’attention à des familles qui se croient loin de l’Eglise. Bref comment pouvons-nous aimer l’autre : une personne, une famille, de telle manière qu’elle puisse entendre que nous désirons qu’elle « sorte dehors », vers la vie, et que nous souhaitons l’aider à se défaire de ce qui la fait souffrir et mine son espérance.

Véronique Margron op Théologienne moraliste Faculté de théologie Université catholique de l’Ouest